Pour conjurer le risque d’une explosion sociale, le gouvernement a opté pour une mise en œuvre progressive et souple de la levée des subventions sur les carburants et les produits alimentaires.

Vivement recommandée par le Fonds monétaire international (FMI), qui la présente comme un remède miracle pour assainir les finances publiques, la levée des subventions aux produits alimentaires et énergétiques a été régulièrement repoussée à plus tard par tous gouvernements depuis la révolution.

Obligé de négocier un nouveau programme d’aide avec le FMI pour restaurer les équilibres budgétaires et tenter de ranimer une économie moribonde, le gouvernement de Najla Bouden est, quant à lui, acculé à franchir le Rubicon.

Selon des sources proches du ministère des Affaires sociales, le gouvernement est sur le point de lancer le vaste chantier de la levée des subventions aux produits de base. Officiellement, on préfère parler de «la rationalisation du système des subventions et son orientation vers ses ayants-droit ».

Il s’agit, en d’autres termes, transférer les ressources allouées aux subventions universelles, qui profitent aux riches comme aux pauvres, vers des programmes d’aide sociale ciblant uniquement les couches les plus vulnérables de la population.

En vigueur depuis plusieurs décennies, le système des subventions universelles représente en effet un grand fardeau pour les finances publiques.  Selon les données du ministère des Finances, les dépenses de l’Etat au titre des subventions doivent enregistrer une hausse considérable en 2022 pour atteindre 4,2 milliards de dinars contre 3,2 mds de dinars en 2021. Ce coût représente l’équivalent des budgets annuels des ministères de la Santé et de l’Emploi et 3,5% du produit intérieur brut (PIB) du pays. Et il devrait dépasser les 5 milliards de dinars en 2023, sous l’effet de l’augmentation des prix de certains produits de base comme le blé, provoquée par l’invasion russe en Ukraine.

Usages non domestiques

En Tunisie, le système des subventions comprend deux composantes majeures. Il s’agit des subventions des produits de consommation de base gérées par la Caisse générale de compensation (CGC) et des subventions des produits énergétiques (produits pétroliers, gaz naturel et électricité).

La CGC gère la subvention des produits alimentaires de base, notamment dérivés céréaliers (le pain, la semoule, le couscous et les pâtes alimentaires), l’huile, le sucre, les cahiers scolaires et le lait stérilisé demi-écrémé.

Les subventions allouées aux hydrocarbures sont transférées directement par l’Etat à la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR) et la Société tunisienne de l’électricité et du gaz (STEG).

D’après un récent rapport de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), les subventions des produits alimentaires de base ont permis notamment de d’améliorer l’état nutritionnel des ménages défavorisés, les subventions représentant 20,6% de la valeur totale de leur consommation alimentaire et participant à hauteur de 28,6% dans l’apport calorique total et à hauteur de 25,4% dans l’apport protéique total pour ces ménages. Elles ont également contribué à réduire de plusieurs points le taux de pauvreté dans le pays

Mais les effets pervers de ce système de subvention universel ne se limitent pas aux finances publiques.  Selon une étude de l’Institut national de la statistique (INS), 61% du budget de la compensation bénéficient à la classe moyenne, 9% bénéficient aux ménages vulnérables et 7% bénéficient aux ménages aisés, alors que 23% sont orientés à des utilisations non domestiques. Des quantités importantes de produits subventionnés sont en effet détournés au profit des industriels (satisfaction de leur besoin en matières premières : farine, semoule, huile, sucre), des prestataires de services (hôteliers, restaurateurs) et des contrebandiers. La charge de compensation additionnelle due à la contrebande vers la Libye et l’Algérie a été d’ailleurs estimée à 150 millions de dinars par an.

Risque d’explosion sociale

Le gouvernement assure que l’orientation des subventions vers les couches les plus vulnérables de la société se fera d’une manière progressive et prudente. Mais l’Union Générale Tunisienne du Travail reste sur ses gardes à l’heure où l’inflation vient de battre un nouveau record (+8,6% au mois d’août contre 8,2 en juillet), un taux jamais enregistrée depuis les années 80.

Ce taux record est dû en grande partie à l’augmentation du prix des denrées alimentaires. Le tarif des œufs, par exemple, a augmenté de près de 30% en une année et celui des viandes blanches de 22%.

Dans le même temps, les pénuries de pouts alimentaires sont de plus en plus fréquentes

Fortement endetté, l’État tunisien peine à se ravitailler sur les marchés mondiaux. Semoule, farine, sucre, lait et huiles végétales sont devenus quasiment introuvables dans les rayons des supermarchés et les étagères des épiceries.

Dans ce contexte l’UGTT n’a eu de cesse de mettre en garde contre le risque d’une explosion sociale. D’autant plus que les listes des familles nécessiteuses, qui devraient théoriquement bénéficier des transferts sociaux directs après la révision des subventions ne cessent de s’allonger d’un mois à l’autre.

Du côté du gouvernement, on assure que les bases de données relatives au programme national d’aides aux familles nécessiteuses, au programme d’assistance médicale gratuite et au programme d’accès aux soins à tarif réduit sont actualisées régulièrement. Ces bases seront connectées avec celles des caisses sociales et de l’administration fiscale grâce l’identifiant unique d citoyen (UIC). Mais les experts pensent que le système de ciblage des couches nécessiteuses requiert la définition de critères clairs d’inclusion et d’exclusion des bénéficiaires potentiels suite à des concertations avec les syndicats et les composantes de la société civile. Ce système nécessite aussi un suivi régulier et minutieux de la mobilité sociale, qui risque de prendre beaucoup de temps…   

 Walid KHEFIFI