Le puissant think tank américain Carnegie Endowment for International Peace a recommandé, dans une note d’analyse e publiée fin juin dernier, à l’administration Biden de ne pas suspendre ou réduire l’aide financière et militaire à la Tunisie en réaction aux « tentations autoritaires » du président Kaïs Saïed, estimant que cette approche contreproductive pourrait menacer les intérêts des Etats-Unis dans l’ensemble de la région de l’Afrique du Nord.

Carnegie Endowment for International Peace, qui a l’oreille des décideurs à la Maison Blanche, a rappelé dans, son analyse intitulée « La suspension de l’aide n’éloignera pas la Tunisie de l’autoritarisme » (Cutting Aid Won’t Pull Tunisia Away From Authoritarianism), que les pressions exercées depuis le 25 juillet 2021 par les puissances occidentales sur le chef d’Etat tunisien, adepte d’un souverainisme débridé, ont jusqu’ici eu l’effet d’un coup d’épée dans l’eau.

« Plus de dix mois après le démantèlement constant de la démocratie tunisienne par le président Kais Saied, le gouvernement américain sait que sa stratégie ne fonctionne pas. L’accaparement du pouvoir autoritaire de Saied – qui s’est manifesté par la dissolution parlement, le recours aux tribunaux militaires pour juger des civils et la répression des opposants politiques et des professionnels des médias – s’est poursuivie malgré les demandes américaines et européennes. Plus récemment, Saied a refusé d’autoriser des observateurs internationaux à assister au référendum constitutionnel de juillet, qui devrait asseoir son pouvoir », souligne le think tank. Et d’ajouter : « Il serait naïf de s’attendre à ce que la réduction de l’aide le pousse à mettre fin à son autoritarisme rampant. Pourtant, c’est exactement ce que les États-Unis entendent faire ».

Peu de chances de succès

Le nouveau budget présenté par le gouvernement américain au congrès prévoit une réduction de près de 50 % de l’aide économique et militaire à la Tunisie. Ce budget entend réduire le soutien aux programmes « démocratie, droits de l’homme et gouvernance » de 48 millions de dollars à 28 millions de dollars. Il compte aussi raboter le soutien à la croissance économique de 39 millions de dollars à 19 millions de dollars, et éliminer le budget de 17 millions de dollars pour au développement des compétences de la main-d’œuvre.

« En ciblant les besoins les plus critiques de la Tunisie, les Etats-Unis cherchent à envoyer un message à Saied. Mais ils finiraient probablement par nuire au peuple tunisien », déplore Carnegie Endowment for International Peace.

« Plusieurs membres du Congrès américain appellent, par ailleurs, à une suspension totale de l’aide militaire à la Tunisie. Mais cette stratégie, même si elle part d’une bonne intention, est une mesure risquée qui peut se retourner contre les Etats-Unis avec très peu de chances de succès. D’autant plus qu’elle « diminuerait la capacité des forces armées tunisiennes à faire face aux menaces terroristes réelles et sérieuses auxquelles le pays est confronté, tout en nuisant aux relations des États-Unis avec l’institution la plus populaire du pays », poursuit le think tank.

Les auteurs de l’analyse estiment, d’autre part, qu’une réduction ou une suspension de l’aide américaine à la Tunisie « pourrait pousser le berceau du printemps arabe dans les bras de la Russie ou des États du Golfe, qui ne partagent pas l’intérêt des États-Unis à promouvoir la démocratie ».

Selon eux, Kaïs Saïed s’est déjà rapproché de la Russie, comme en attestent les visites prévues entre des responsables tunisiens et russes rapportés par plusieurs médias. Les monarchies pétrolières du Golfe pourraient aussi « combler aisément l’absence de l’aide américaine sans conditionner leur aide au respect des valeurs démocratiques ».

Retenir la leçon égyptienne

Dans ce cadre, le think tank appelle la Maison blanche à tirer les leçons de l’expérience égyptienne et de garder à l’esprit qu’ils ne sont plus l’unique acteur qui cherche à étendre son influence dans la région de l’Afrique du Nord.

« Lorsque les États-Unis avaient suspendu une grande partie du programme annuel d’assistance militaire à l’Egypte peu après le coup d’Etat du président Abdel Fatah el-Sisi en 2013, le Caire n’a pas souffert. Au contraire, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Koweït sont intervenus à hauteur de 12 milliards de dollars, soit près de dix fois plus d’aide que l’ensemble du programme américain », rappelle-t-il.

Au lieu d’une approche coercitive, Carnegie Endowment for International Peace recommande à l’administration Biden de « réorganiser » l’aide américaine à la Tunisie. « Outre le soutien des organisations et institutions engagées dans la transparence et la liberté, comme les partis politiques, les organisations de la société civile et les médias, les Etats-Unis devraient présenter un menu de carottes pour inciter Saïed et revenir sur sa dérive autoritaire », suggère-t-il.   Concrètement, le think tank conseille à Washington de promettre au locataire de Carthage un plus grand soutien économique, en mettant en jeu « des montants alléchants qui pourraient à la fois aider la Tunisie à relever ses défis économiques et fournir à Kaïs Saïed des succès à même de l’inciter à ouvrir l’espace politique ». En plus d’un soutien budgétaire substantiel, Carnegie Endowment for International Peace conseille à la Maison Blanche d’inviter le président tunisien à une visite officielle aux Etats-Unis et à des sommets internationaux consacrés à la démocratie et à faire l’éloge de ses actions positives, estimant que ces « options peu coûteuses sont susceptibles d’être plus efficaces que la politique du bâton » employée jusqu’ici.

« Continuer à soutenir la société civile tunisienne et le peuple tunisien est non seulement moralement la bonne chose à faire, mais c’est aussi dans l’intérêt de la sécurité nationale des Etats-Unis. À l’inverse, choisir d’aller de l’avant avec des réductions d’aide, qui ne changeront probablement pas la dynamique sur le terrain, pourraient diminuer l’influence des États-Unis dans la région », résume le think tank.

Walid KHEFIFI