Même plus de 80 ans après sa mort, Gibran Khalil Gibran (1883-1931), l’écrivain, le penseur, le visionnaire, mais aussi le poète et le peintre libanais continue de fasciner le monde par son humanisme intemporel et par ses œuvres traduites dans plusieurs langues et qui constituent un hymne à la vie et à la liberté, à l’amour et à la mort. Les critiques littéraires, génération après génération, fouillent encore dans l’œuvre gibranienne pour y puiser des mystères non encore dévoilés de ce grand illuminé qui a marqué le 20è siècle par ses pensées humanistes. Le livre de l’écrivain tunisien Jalal El Mokh s’inscrit dans le cadre d’une tentative de mieux explorer cet écrivain et sa pensée qui demeure encore mal comprise par les générations présentes. Ce livre est donc une critique littéraire qui vient s’ajouter aux milliers d’autres critiques écrites jusqu’aujourd’hui à travers le monde sur Gibran, cet écrivain universel.

Jalal El Mokh ne prétend pas exposer l’ensemble de la pensée de Gibran, mais plutôt l’approfondir en basant sa critique sur deux pôles qui caractérisent toute la philosophie gibranienne et qui le font osciller entre deux mystiques. D’une part, la mystique religieuse statique selon laquelle Dieu est le seul Etre qui puisse faire participer l’âme humaine de certaines propriétés relatives à l’essence divine ; et d’autre part, la mystique religieuse dynamique dans laquelle l’homme, doté de raison, apprend à se libérer graduellement de certaines croyances rétrogrades ou superstitieuses. La vie de Gibran s’est forgée sur cette dichotomie qui fait de lui tantôt l’homme spirituel et serein, tantôt l’homme inquiet et révolté.

C’est ce que veut montrer Jalal El Mokh dans ce livre : les deux faces d’un même être, qui rappellent les deux visages de Janus (l’un des anciens dieux de Rome, gardien des portes, dont il surveillait les entrées et les sorties, c’est pourquoi il est présenté avec deux visages). Mais les deux visages chez Gibran se complètent malgré leurs contradictions. Il va sans dire que Gibran s’est imprégné jusqu’à la moelle des préceptes de l’Evangile : les idées contenues dans ses deux fameux écrits « Khalil l’hérétique » et « Jean le fou » dont Jalal El Mokh nous parle longuement en sont la preuve. Gibran a été fasciné par Jésus, comme le montre Jalal El Mokh dans le chapitre consacré à la biographie de l’écrivain ; si bien qu’il lui a consacré un livre admirable, « Jésus, le fils de l’homme ». Pour autant, le Jésus de Gibran n’est pas le Jésus des chrétiens. Mais il ne tardera pas de critiquer l’utilisation de la religion exploitée par le clergé de son pays (Le Liban) pour des objectifs non conformes aux principes évangéliques, idée qu’il exprima ainsi : « « Ô Jésus, ils ont élevé pour la gloire de leur nom des églises et des temples qu’ils ont recouverts de soie tissée et d’or fondu, et ils ont laissé les corps de tes élus miséreux tout nus dans les rues glaciales ». Il manifeste également son rejet des structures politiques et intellectuelles dominantes au cours d’une période déterminée, la fin du XIXè siècle et le début du XXè siècle, qui correspond à la fin de l’Empire ottoman.

 

Dans le même ordre d’idées, Jalal El Mokh établit dans son livre un certain parallélisme entre « Le Fou » de Gibran et le « Zarathoustra » de Nietzsche dans la mesure ou les deux, sans être jamais compris de la foule, aspirent au changement. A ne pas oublier que Gibran admirait et lisait beaucoup Nietzsche qui l’influença de ses pensées et qui lui servit de référence spirituelle pour l’écriture de son livre « Le Prophète » qui nous donne l’impression que nous sommes devant « Ainsi parlait Zarathoustra » ? C’est presque la même allégorie, le même scénario : le prophète de Gibran s’adresse à la foule, après son retour d’un long voyage, celui de Nietzsche descend d’une montagne ; les deux s’adressent à la foule et aspirent à l’élévation, au dépassement de la condition humaine. La notion de folie passe ici pour celle de la sagesse, cette sagesse qui consiste en une rupture avec ce qui existe, de bousculer les traditions, de détruire même le passé et dévoiler l’avenir. Jalal El Mokh s’est certainement rapporté à de sérieuses références dont il nous fournit la liste à la fin de son livre qu’il a écrit avec le plus grand soin. Quel plaisir et quel bonheur de pénétrer ces pages ! « Gibran Khalil Gibran : entre le Prophète et le Fou » de Jalal El Mokh, édition Dar hTHAKAFA, 2022, 168 pages.

Hechmi KHALLADI