Parmi les projets de décrets-lois que Kais Saied a discutés jeudi dernier avec la cheffe du Gouvernement, et qui seront examinés lors du prochain conseil de ministres, celui concernant la réconciliation pénale. S’il est adopté, ce décret permettra, en principe, aux hommes d’affaires concernés de prendre en charge des projets de développement dans plusieurs délégations. Il faut dire que ce projet fait partie des décisions qu’il avait en tête depuis l’annonce des mesures d’exception. Cette idée lui taraudait l’esprit depuis 2012, alors qu’il était encore enseignant de droit à la faculté.

Certes, le recours à la réconciliation pénale est une médiation dans le but d’une résolution amiable des conflits. Les normes de ce genre de médiation diffèrent selon les cas.

En l’occurrence, le décret-loi en question vise les hommes d’affaires qui auraient causé de gros préjudices à l’Etat et qui seraient obligés de construire des projets d’infrastructure dans les régions défavorisées. Les plus impliqués parmi eux, c’est-à-dire ceux qui ont détourné plus d’argent se chargeront des projets des régions les plus défavorisées. 

La commission de 2011, référence de base

Selon des sources bien avisées, les investigations entreprises par la commission créée en 2011 par feu Abdelfattah Amor, serviront de référence de base. En effet, ladite commission qui a précédé l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC), avait dressé une liste d’une centaine de personnes soupçonnées de corruption et de détournement de plusieurs milliards de dinars.

En fait, ces personnes comparaîtront devant une juridiction spéciale qui sera désignée par Kais Saied, alors que, normalement, le tribunal compétent en la matière c’est le Pôle judiciaire, économique et financier. Mais en l’état actuel des choses et avec l’attitude des magistrats et surtout les membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) organe qui représente le pouvoir judiciaire, les données ont changé. Kais Saied est tout à fait résolu à choisir lui-même les magistrats en qui il fait confiance. Il ne cesse de déplorer en effet les conditions actuelles de la justice, et la durée des procès, en se montrant résolu, comme il l’a affirmé lundi dernier, lors de sa rencontre avec la cheffe du gouvernement et les ministres de l’Intérieur et de la justice, de « purger le pouvoir judiciaire ». Sa confiance dans le système judiciaire actuel, ne fait donc que s’amenuiser comme une peau de chagrin. D’autant plus qu’il est convaincu que des magistrats sont eux-mêmes impliqués dans un certain nombre d’affaires.

Il a donc opté pour un tribunal spécialisé ou plutôt spécial, étant donné les règles relatives à sa formation, et à la procédure qui sera appliquée par les magistrats le composant.

Evidemment le CSM n’est pas du tout d’accord sur ce tribunal qui n’est pas du tout conforme à la procédure judiciaire et aux principes de garantie de l’indépendance de la justice énoncés par la Constitution, notamment dans son article 102.

Garanties d’un procès équitable en question

Le tribunal que prévoit Kais Saied sera formé par des juges de son choix, et qui imposeront à ceux qui seront appelés à comparaître devant eux, les propositions qui seront dictées par Kais Saied, sans tenir compte d’aucun texte de loi à part le décret-loi y portant organisation. Il n’y aura ni présomption d’innocence ni défense comme c’est le cas devant les autres tribunaux, pour la bonne raison que les investigations sont censées avoir été accomplies par la commission de feu Abdelfattah Amor. Ce qui fait que, de prime abord, ceux qui comparaîtront seront tenus de discuter des modalités prévues par le décret-loi à savoir de prendre en charge des projets de développements dans différentes régions de la République, en fonction de l’importance des détournements qu’ils sont accusés d’avoir commis. Le problème c’est que ces hommes d’affaires concernés ne savent pas encore ce qu’il adviendra d’eux. Et, en plus, il n’y aura pas de moyen de recours. Ce tribunal statuera en dernier ressort.

Car certains parmi eux ont déjà prouvé leur innocence devant la justice. Vont-ils accepter facilement d’être jugés de nouveau ? il y a là une atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée.

Et si jamais ils refusaient, quelle serait la conséquence de leur manque de coopération ? Le tribunal en question va-t-il prononcer des peines de prison à leur encontre ?

Quelles sanctions pour les récalcitrants ?

Autant de questions qui laissent dubitatif sur la légitimité d’un tel tribunal qui est sur le fond destiné à éviter la prison certes, à tous ceux qui sont impliqués dans des détournements des deniers publics. Seulement c’est sa composition et la procédure par laquelle il procédera à l’audition des mis en cause qui inquiètent, car elles sont exorbitantes des règles générales de garantie d’un procès équitable. Sans parler des sanctions éventuelles pour ceux qui refuseront de comparaître et de coopérer. On ne sait pas si le décret a prévu cet aspect du problème, et si des sanctions seraient prises, selon quelle loi et quelles sortes de sanctions ? Ledit tribunal serait peut-être amené à prononcer à l’encontre des récalcitrants des sanctions financières ou prononcer la confiscation de leur biens censés acquis indûment. Et dans ce cas on ne peut plus parler de conciliation. Celle-ci ne peut se réaliser que de façon amiable et d’un commun accord entre toutes les parties.

Ahmed NEMLAGHI