Par Samir Marzouki

On entend souvent, particulièrement depuis 2011, dans les médias, les réseaux sociaux et les conversations privées, une suggestion présentée comme un remède miracle à notre retard dans le domaine éducatif par rapport aux évaluations internationales : « Y’a qu’à remplacer le français par l’anglais comme seconde langue et à enseigner les sciences en anglais plutôt qu’en français ». Mais rares sont ceux qui s’interrogent sur la pertinence d’une telle décision demandée aux autorités et surtout sur sa faisabilité.

Commençons par dire que si cette suggestion ou n’importe quelle autre avait une chance réelle de nous sortir de la situation quelque peu délicate où se trouve notre éducation et si elle était réalisable à peu de frais et susceptible d’être très vite mise en pratique, nous l’applaudirions des deux mains et sans aucun état d’âme. Mais ce n’est nullement le cas, justement, comme on le verra plus loin. Ajoutons qu’on ne change pas de langue d’enseignement comme on change de chemise, que la configuration des langues dans un pays n’est pas due au hasard et que, par conséquent, elle ne dépend pas du désir du premier décideur venu qui cèderait devant une revendication qu’il pourrait croire populaire et qui est un positionnement idéologique nullement réfléchi.

L’implantation des langues étrangères dans un pays donné dépend avant tout de facteurs historiques difficiles à transformer et elle est tributaire de l’environnement géographique de ce pays et de sa situation économique sans compter les facteurs géopolitiques qui peuvent aussi intervenir dans la donne linguistique.

Ce n’est pas par pur hasard

En Tunisie, ce n’est pas du tout par hasard que les premières langues étrangères qui ont tenté de prendre racine ont été le français et l’italien et pas l’anglais. La proximité de l’Italie et celle, relative, de la France, comparativement à la Grande-Bretagne ou aux USA, expliquent les choix linguistiques des réformateurs de l’éducation du XIXe siècle qui ont opté pour ces deux langues ou pour l’une d’elles dans les programmes de l’Ecole militaire polytechnique du Bardo ou, plus tard, dans ceux du collège Sadiki créé par Kheireddine. Par ailleurs, l’établissement du protectorat français est venu installer durablement une influence politique et des visées économiques qui s’étaient manifestées longtemps auparavant, en profitant du délitement et de la banqueroute de l’Etat tunisien de l’époque. De 1881 à 1956, pendant 75 ans, la France, sur tous les plans, a exercé sur notre pays une mainmise qui l’a profondément marqué, façonné ses élites et agi si profondément qu’elle n’a pas laissé d’autre choix aux hommes politiques qui avaient lutté pour l’indépendance et qui se souciaient de l’intérêt de leur pays nouvellement indépendant que d’opter pour une coopération économique et culturelle avec l’ancienne métropole.

Ceci pour les facteurs historiques mais les facteurs économiques ont aussi joué un rôle fondamental dans la pérennisation de la langue française en Tunisie. Notre principal partenaire, pour l’importation et l’exportation, en raison de sa proximité et de la maîtrise de sa langue par les acteurs économiques tunisiens, a été – et est encore avec quelques nuances – la France ainsi que les autres pays francophones. Le nombre de ressortissants tunisiens vivant sur le sol français, émigrants de première, de seconde et de troisième génération, impose aussi ces relations privilégiées ainsi que la présence de la langue française qui est souvent le seul idiome que maîtrisent les nouvelles générations franco-tunisiennes. Cela pèse dans la balance, incontestablement.

Mais à part ces facteurs purement objectifs, il y en a d’autres qui ne sont nullement négligeables. La familiarité avec la langue et la culture françaises a créé en beaucoup d’entre nous un lien durable et un attachement spécifique à cette langue et à sa culture. Le code-switching que l’on observe au quotidien, dans le passage de l’arabe tunisien au français, d’une phrase à l’autre ou dans la même phrase, dans les conversations quotidiennes comme dans les messages publicitaires ou même les discours plus officiels, est un autre signe de cette vitalité et de cette implantation durable du français dans notre pays.

« Un unilingue est un analphabète »

Pour toutes ces raisons, il est plus que difficile de remplacer le français par l’anglais comme langue seconde ou langue d’enseignement sans compter que, pour ce faire, il faudrait beaucoup d’argent pour recycler les enseignants de toutes les matières actuellement enseignées en français sans aucune garantie que ce recyclage leur permette d’avoir en anglais le niveau de performance qui est le leur en français. Il faudrait aussi beaucoup de temps, des années entières, pour parvenir à un résultat qui reste hypothétique. Nous installerions, par une telle décision et une telle politique, un flottement néfaste qui s’ajouterait à l’actuel flou et dont nous n’avons nul besoin car nos meilleurs apprenants se débrouillent en français comme en anglais et n’ont pas besoin, pour rejoindre les meilleures universités du monde et, plus tard, pour occuper les fonctions les plus enviées à l’international, de changer de langue d’enseignement. Plutôt en effet que de s’accrocher à une chimère qui exige du temps et de l’argent, tout ce dont nous manquons précisément en ce moment, et qui, si d’aventure elle se réalisait, priverait les Tunisiens d’un atout majeur qui permet de communiquer et de commercer avec tous les pays francophones, y compris les pays émergents d’Afrique, attelons-nous à améliorer l’efficacité de l’enseignement du français, de l’anglais et de l’arabe. Nos jeunes cadres qui cherchent à se placer dans les pays qui captent les meilleurs profils ont un avantage sur les ressortissants d’autres pays qui ne connaissent que l’anglais comme langue étrangère car eux dominent le français et l’anglais et ceux qui appellent au tout anglais ne se rendent pas compte qu’ils proposent de leur faire perdre un atout de taille dans la bataille que se livrent les pays dans le domaine économique et celui du travail.

Feu Hassan II avait dit qu’au XXe siècle, un unilingue est un analphabète. Au XXIe siècle, on pourrait presque dire que seul un trilingue ou un polyglotte pourrait se prévaloir de ne pas être un ignorant. N’abandonnons pas nos acquis et travaillons à en posséder d’autres. Formons nos enfants pour être de vrais concurrents dans notre pays et dans le monde d’aujourd’hui et de demain. Visons l’efficacité et ne pensons pas aux langues en termes idéologiques. A côté de l’arabe que nous partageons avec des millions de frères et qui, lui aussi, nous ouvre plein de portes, conservons le français, cultivons l’anglais et, si c’est possible et si c’est utile, apprenons l’espagnol, le mandarin ou le japonais.

     S.M